Sam Lévin à Toulon et Gisèle 31

Je l'ai revue, en 1941. Elle était entrée par hasard dans le magasin-studio de photo que Sam Lévin avait repris à Toulon, avenue Colbert, attirée par les super portraits d'artistes célèbres, exposés dans la vitrine: Jouvet, Gabin, Michèle Morgan.

Comme moi, épaté par ces mêmes photos, la première fois où j'étais allé voir Sam, à Paris, en 1939. J'avais l'impression que cette fameuse visite, c'était il y a cent ans. Mais, les jeux charmants dans le figuier de Saint Tropez, souvenirs d'enfance en or, aux "Vagues", sur le tamaris, avec Antoine, avec mes chers grand'parents si près de mon coeur ça, c'était hier. Paris, 1939-40, studio parfaitement équipé, LES studios grisants, Billancourt, les Buttes-Chaumont, "Remorques", "Volpone", les belles autos, les cigarettes anglaises, le grand appartement du Faubourg Saint Honoré, c'était il y a UN AN, à peine...et c'était il y a cent ans.

Fini les Packard de Madeleine, la secrétaire de Sam, la Chrysler de Gustave, la grosse Viva Grand Sport. On avait dormi à trois, dans le même lit, Lucienne au milieu, Sam et moi...dans un hôtel merdeux près de la Gare Saint Charles, à Marseille. Bonjour l'érotisme ! On hésitait entre bouffer ou se payer le tramway pour aller à la plage tandis que Sam allait, grand seigneur, taper Fernandel dans sa fameuse villa "Les Mille Roses". Merci, Monsieur Fernandel, on a mangé quinze jours grâce à vous, à trois.

A Toulon, faute d'équipement "possible", on avait fabriqué des spots pour le studio en montant des douilles au fond de pots à lait en aluminium; ça brûlait les mains, mais le modelé était très satisfaisant. Je développais, lavais, fixais, séchais les films dans  les chiottes de 1 mètre carré, dont LE chiotte. 

Sam faisait de tellement belles "identités" que les clients commandaient à tous les coups des vrais portraits tirés de ces mêmes clichés. Une belle leçon, qui m'a servi toute ma vie: la qualité maximum, quelque soit le sujet, quelque soit le "client"; et le client, c'est d'abord VOUS, et sans complaisance.

J'ai été voir ma copine d'enfance, Gisèle, chez elle. Elle habitait un logement H.B.M. étouffant, très encombré, surplombant un immense et poussiéreux carrefour périphérique plein d'autobus à gazogène, bruyants et puants. Elle était toujours mignonne, potelée et gentille, souriante. Je me sentais idiot. Que faire ? Il n'y avait plus de figuier, de bougainvillées, il faisait trop chaud, et on ne voyait pas la mer. Oui, que faire ? Alors je l'ai embrassée, sur les joues, je ne sais même pas si on a parlé, et de quoi aurait-on parlé. Et j'ai fui ce ciment horrible!

Je n'allais pas l'emmener sous la romantique fontaine des Trois Dauphins (1780) couverte de mousse et d'une végétation exubérante, sur la Place Pierre Puget, à l'ombre des platanes centenaires, ni dans une pâtisserie voisine pour y faucher des gâteaux, comme nous le faisions, Guy Kisling, Jacky Lemercier et moi, pauvres et affamés, comme des rats.

Pourquoi ne l'ai-je pas conduite par la main dans une de ces boîtes de jour (et de nuit), piano-bar en sous-sol, confortable, aux lumières adéquates et où Al Romans (prononcer romance) jouait en boucle: "Smoke gets in your eyes", "Insensiblement", "Stardust", "Vous qui passez sans me voir", "The man I love". 
Il jouait pour les jeunes officiers de marine, à terre pour un bon moment, dans le camp retranché de Toulon, et pour leurs fiancées et quelques "personnes déplacées" qui, dans leurs têtes, s'imaginaient être dans un bar de la rue Pierre-Charron entrain d'écouter Emile Stern jouer les mêmes airs, et "Je tire ma révérence", "Rêverie" de Jean Sablon et Alec Siniavine. 
Avec un Dubonnet, nous aurions fumé les miraculeuses dernières Craven "A", issues du stock caché d'un buraliste compréhensif, revenu "de prisonnier" depuis peu, comme le providentiel pâtissier de Brides-les-Bains retrouvant intacte, en 1942, sa caverne de sucre, de farine et de chocolat.

Et bien non, au lieu de proposer, comme ça, spontanément, simplement, un petit instant de rêve sans danger, d'oubli, de lumineux souvenir, j'ai détalé par l'escalier gris et sonore, oui, j'ai fui ce ciment horrible. Quelle honte, quelle vie de con!

En plus, j'ai cru me faire du bien en allant voir un mélodrame édifiant, "Les Musiciens du Ciel", d'après un roman édifiant de René Lefèvre, avec l'auteur et Michèle Morgan: 1 heure trente huit pour que la Salutiste empêche le bon jeune homme de devenir un voyou.

Pour me rasséréner, je me dis, cinquante ans après, que ma petite copine mocotte, devenue grande, en parfaite harmonie avec  sa ville natale, n'avait peut-être que faire des violons pas forcément innocents d'un Parisien déraciné.
J'étouffe. 

Il me faut revenir rêvasser sous la moustiquaire des années trente tropéziennes.

Un copain de Gustave, le nouveau mari parfait de ma Mère, Henri Zolinski, importateur des voitures de luxe américaines "CORD" nous baladait dans son cabriolet L 29,8 cylindres, traction avant surbaissé, à l'interminable capot, la voiture des stars, la soeur aînée de la légendaire Duesenberg. Nous aurions encore plus frimé si nous avions paradé dans la Cord 810, de 1935, avec sa surprenante calandre striée en "nez de cercueil", et ses phares rétractables à bascule, comme les yeux de Betty Boop.

Henri nous emmenait à Pampelonne où il fallait traverser des maquis de roseaux pour atteindre la plage déserte. Le Tropézien de base barbotait un peu, seulement, et l'invasion UNriche - VINGTpauvres n'avait pas encore commencé. Pour plaire à sa belle du moment, notre élégant chauffeur, toujours en blanc, un peu play-boy, retournait une cigarette allumée sur sa langue et nageait jusqu'au radeau du Rayol, où il la faisait réapparaître et l'offrait à ladite belle, contre un baiser!

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