Robert Bresson, Jacques Viot, Sam Lévin 23

Elle était grande et très jolie, et Coco Chanel la prit comme mannequin. Troublante, comme un peu folle, elle fut justement la femme de deux peintres bien différents: Max Ernst, très très clean, qui l'enleva, mineure, et Soutine beaucoup beaucoup moins (clean), ultérieurement phagocyté, pour son bien, par Madeleine Castaing.

Amis (suite) toujours cinéma. 1924: Lédia et Robert Bresson, qui skiaient à Mégève avec mes parents, et des films duquel Papa fera tous les décors. Il avait fait un atelier d'une boutique mégèvane, comme plus tard d'une poste désaffectée, d'une menuiserie...

Jacques Viot, nous racontant, en 1937, chez Roger la Grenouille, rue des grands Augustins, une belle histoire d'amour, tragique, entre un ouvrier sableur et une jolie fleuriste, un vilain dresseur de chiens et une femme plus que femme. Et, en 39 sortait un chef d'oeuvre, "Le Jour se lève", de Marcel Carné, scénario de Jacques Viot, dialogues de Prévert, autre copain de Papa. C'était l'histoire racontée deux ans auparavant chez Roger la Grenouille.

Roger-le-généreux avait une grande belle serveuse, dessinée par Vertès, réplique d'une Chanel populaire. Elle était déchaînée et drôle et ne se laissait pas "parcher sur les mieds". Papa vécut un long moment avec elle dans une profonde chambre de l'hôtel des Grands Augustins qui lui servit aussi d'atelier avec une vue imprenable sur Notre-Dame.

Viot, un jour noir, revendit un reçu du Mont de Piété pour un appareil de photo 9 x 12 à mon Père, jour exceptionnellement doré, qui l'alla dégager et me le donna. Ne sachant que faire de cet appareil professionnel, je me rendis chez Sam Lévin, autre ami paternel, qui se débrouilla pour me trouver, à la place, un petit Nagel 4 1/2 x 6.

J'ai donc été au bout de la rue, sans y attacher une importance particulière, chez ce monsieur, calme et un peu distant, toujours une Gitane grise aux lèvres avec une cendre interminable qui ne tombait jamais, en particulier dans les viseurs des appareils et dans les cuvettes de révélateur. Sam était un grand portraitiste, le photographe de plateau numéro uno; il faisait les photos de tous les films de Jean Renoir. Dans son entrée, je fus accueilli par les portraits exposés, faits par lui, de King Vidor, de Gabin, de Michèle Morgan.

Dans son studio il y avait des projecteurs Cremer de toutes les tailles, des gros appareils, des cubes en bois, des tulles, des coupe-flux articulés en tôle, noirs, appelés nègres. Le laboratoire, mystère sans issue, diffusait une odeur chimique, un peu âcre, révélateur+acide acétique+bisulfite de soude; il y avait là trois lanternes: une jaune, une rouge et une verte. Les photos, le studio, le labo: FASCINATION ! Toute ma vie a été redessinée (je voulais être architecte), décidée, ce jour-là, avec ma liberté, en prime.

Merci qui ? Merci, Papa, bien sûr ! Imparable : Sam habitait au 3 Faubourg Saint Honoré - Anjou 80 - 98 - et moi au 58. Alors ? Alors insensiblement je me suis trouvé engagé, tacitement, comme "à tout faire" et adopté par Lucienne Chevert, son assistante. Mon passage de la ligne eut lieu la première fois où Lévin m'emmena aux studios de Billancourt. (J'ai toujours appelé Sam Lévin, Lévin, et Sam seulement quand nous avons eu le même âge).

A dix-huit ans, je découvrais les coulisses, alors inconnues de tous, du cinéma. "Silence !..Le Rouge est mis ! Moteur ! Ca tourne!" On ne disait pas encore "ACTION!", en français "AKCHEUNN!" J'étais enivré. Au retour des studios, dans l'imposant coupé Viva Grand Sport Renault de Lévin, serrée entre lui et moi, une jeune actrice inconnue, piquante et drôle, à manger toute crue, ravissante, comme à la même époque Marie-Claire Schreiber et Elina Labourdette: Micheline Presle. L'émoi.

Et comme tout est dans tout et réciproquement (bis), les Français pleureront avec elle, en 1947, dans le "Diable au corps" de Claude Autan-Lara, mais surtout de Raymond Radiguet et de Jean Aurenche-et-Bost. (Voir plus haut) Avec Danièle Darrieux, Katharine Hepburn et Lauren Bacall, Micheline Presle fait mentir l'admirable aphorisme de Serge Gainsbourg: "La supériorité de la laideur sur la beauté, c'est qu'elle dure!"

Ce jour où j'ai senti l'odeur des laques superficielles des décors du cinéma, celle des fards illusoires des trucatore, ce jour-là j'ai pu hurler à l'intention de Hurbi et de Torbi: "Ils ne m'auront plus ! " Vive Sheila !

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