Cravates, Jean Nohain, Cocteau et Crevel 20

Oui mais, malgré ou plutôt à cause des guerres, des exodes, des abandons, des changements de vie, ne m'ont jamais quitté, ont toujours été protégés, tous mes vieux 78 tours, et, voyez-vous, mes cravates. J'y tenais, seules possessions d'enfant, et j'y tiens toujours, comme les jeunes filles gardent leurs vieilles poupées râpées, chauves, désarticulées, mais chéries.


La première, la plus ancienne, est un noeud-papillon élégamment élimé, à petit pied de poule noir et blanc, de chez Austin Reed, appartenant à Raymond Radiguet et dont il avait fait cadeau à ma mère. La deuxième est en simple rayonne, à dessins  écossais, de chez Woolworth, rapportée d'Angleterre par ma Mère en 1931. La troisième me fut donnée par mon Père, en fine laine rouge foncé, avec des petits motifs symétriques simples, genre japonais ancien. Je "ME suis acheté" la quatrième, en mai 1940, chez (Champs -) Elysées Soiries avec MON argent, le premier, gagné comme assistant-photographe de Sam Lévin.


C'est une cravate-club, en soie, aujourd'hui très usée, première d'une lignée de cravates interdites, de Eton à King's College. Le même jour, toujours fier de MON argent, chez Madélios, je me suis offert ma première paire de chaussures, des saddle-shoes, en daim, dont je rêvais, les mêmes que celles de Jean Marais, premières aussi d'une lignée plus-y-en-a moins-elles-s'usent. 

J'ai dépensé les derniers sous de ma première paye, toujours Place de la Madeleine, chez D...(?), magasin disparu comme les deux précédents, en achetant la quintessence de Django Reinhardt: le disque sur lequel sont gravés "Naguine" et "Echoes of Spain", compositions de Django jouées par lui sur une guitare sèche, sans accompagnement aucun. Deux absolus chefs-d'oeuvre de musique pure. Il y a Dali, et il y a Django, deux génies.


Gustave l'honnête homme, m'avait élevé à sa façon dure mais affectueuse. Fin mai 1940 il m'avait laissé ses costumes un peu trop sérieux et un peu trop grands, ses bonnes vestes en tweed inusables, d'autant plus chic qu'elles n'étaient pas neuves, et de belles cravates en foulard à dessins cashmere feuille d'acanthe. Il partait pour Londres. Il m'avait aussi confié les clefs de ma chère Chrysler. Après un dernier voyage, notre belle auto fut vendue à un garagiste forcément désintéressé de Bandol qui la défigurera avec un hideux et pisseux gazogène.


Cocteau dessinait d'un trait déroulé parfait, simple et souvent cocasse - "Marin racontant et mentant..." - de beaux jeunes gens, qui, prémonitoirement, ressemblaient tous étrangement à Jean Marais, bien avant qu'ils ne se rencontrent pour toujours et aussi à René Crevel, qui pourtant lui, détestait Cocteau, violemment, et l'écrivait:"...Cocteau affeux. Plus que jamais garçon d'honneur, vieille fille des postes...L'opium le constipe et il fait des plaisanteries sur les cabinets." (Lettre à Jouhandeau, 1928).


François-Régis Bastide, avec son visage en lame de couteau, ne détestait pas ressembler à Cocteau. Charles-Henri Favrod lui ressemble aussi, mais s'en amuse, avec l'humour suisse malin de Michel Simon!


Georges (Geffroy), modéliste chez Patou et grand décorateur de richissimes aristocrates étrangers cultivés, comme Crevel, venait très souvent déjeuner à la maison. Quand je rentrais du lycée, vers cinq heures, Georges ou Crevel étaient encore là. Ils parlaient, ils fumaient beaucoup. Cette assiduité m'intriguait; je pensais, mollement, que peut-être ils étaient les confidents de Dieu sait quels actes de ma Mère, dont on ne parle pas aux enfants; je pensais plutôt qu'ils étaient, l'un ou l'autre, ses amants...Aucun risque pourtant, car ni l'un ni l'autre n'aimait des femmes que leur affection, leur compréhension complice et amusée, soeurs à qui l'on peut tout dire, qui vous consolent.


Ma mère adorait Crevel. Tel un jeune poète anglais rebelle, il avait tantôt un joli visage las et doux, comme Hervé Guibert, qu'il fascinera, tantôt effronté de boxeur faubourien, archange pré-James Dean, au charme foudroyant, aux tendres lèvres d'enfant. Les surréalistes, eux aussi l'adoraient. Paul Eluard:"René Crevel n'avait pas tous les défauts, mais il avait toutes les qualités. Même la beauté." - Philippe Soupault: "Il était né révolté comme d'autres naissent avec les yeux bleus."


Il souffrait d'avoir à faire cohabiter en lui, et c'était aussi son combat, communisme, surréalisme et homosexualité; depuis des années, il souffrait aussi de tuberculose et de solitude.


Malgré tous ceux qui l'aimaient, bien ou mal, et qui se disputeront sa dépouille, René Crevel, à 35 ans, le 18 juin 1935, se suicidera par le gaz, après avoir épinglé sur lui le mot: "D é g o u t". Et Marcel Jouhandeau, hors de lui, écrira:"Rien ne ressemble à un crime comme un suicide, et vu l'ordre inhabituel qui règne ici, révolutionnaire, serait-ce la police qui l'aurait tué? A moins que ce ne soit ses amis."


En 1925, Crevel racontait un fait divers que lui aurait rapporté Gide: "Un jour, on trouva dans son lit un homme, la gorge tranchée. A son chevet, sur une table, était un papier avec ces mots: "J'ai rêvé que je me coupais la gorge. Quand je me suis réveillé, je me suis aperçu que c'était vrai!"


Crevel, qui avait l'index et le majeur brunis de nicotine, nous montra, à ma Mère et à moi, un bien curieux cadeau, une étrange poire en bois supposée empêcher la crampe de l'écrivain. Cet objet surprenant, genre ocarina, m'étonna autant que trois autres que je vis, lorsque mon grand-père maternel m'emmena chez Georges Courteline, en 1926. Nous primes le train à impériale, à la Bastille, pour nous rendre à Saint-Mandé.


Courteline avec sa calotte (!) nous accueillit dans son bureau, éteignit et se mit alors à écrire, dans le noir, avec un porte-mine à l'intérieur duquel était logée une microscopique ampoule électrique qui s'allumait et éclairait le papier, par pression, dès que l'on se mettait à écrire (!) Enfin, il fit courir sous nos yeux, sur sa table, un hanneton en fer-blanc peint, qui faisait des bruits de hanneton et des étincelles, et surtout, qui, dès qu'il arrivait au bord de la table, faisait demi-tour, donc ne tombait pas! Petit Pilou, 5 ans, émerveillé: calotte, porte-mine, hanneton.


Jean Nohain m'a raconté que, jeune reporter à l'"Echo de Paris", dont Franc-Nohain, son Père, était le rédacteur en chef, il alla interviewer Courteline. On le fit attendre dans une pièces aux murs couverts de tableaux affreux, sauf un Douanier Rousseau égaré. Courteline apparaissant lui demande, à brûle-pourpoint, ce qu'il pensait de ces tableaux. Nohain, diplomate et prudent, lui dit qu'ils sont superbes. Alors Courteline d'exploser:"Vous n'avez aucun goût, jeune homme, je vous ai bien eu. Ils sont tous hideux!" Quel terrible examen de passage.

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