Bleu Bergère, livre mémoires Charbonnier 1

"BLEU-BERGERE"



Pierre, Annette et Gustave

            Insomnie = broyer du rouge, mais surtout enlacer-embrasser l’océan parfumé des souvenirs.

            J’ai eu deux pères : Pierre d’abord, puis Gustave, puis re-Pierre puis re-Gustave et encore Pierre. Ils ont plu à ma mère, l’un parce qu’il était séduisant, désinvolte et « artiste », l’autre parce qu’il était sérieux, silencieux, carré, mais enfant, un peu maladroit. Tous deux aimaient rire, mais pas des mêmes choses.

            Pierre a apporté à ma mère ce qu’elle a apporté à Gustave. Pierre, le Viennois, aimait le Cornas, le Pernod, la « charmante » tomme, et fumait des petites pipes de foire, en terre, légères et jolies. Gustave, le Lyonnais, buvait énormément d’eau, exclusivement, il s’évanouissait chez Androuet,  et notre valet de chambre ne fumait pas ses cigares, faute de.

            Pierre eut, au Saint Tropez des années vingt, une Harley-Davidson des surplus américains, une Ford «T », puis une Nash, une Mathis, et une Amilcar, toujours décapotées, faute de, d’où mon inconditionnelle hérédité dans cette préférence. Gustave eut une deux places Renault fermée, sombrissime, lugubrement comme il faut, une 11/6 Talbot, blanche par hasard, retraitée des concours d’élégance, luxueux coupé d’« occase », hermétique, de drap bleu ciel, puis un coupé Chrysler, six cylindres, totalement silencieux, grenat foncé, acheté au talentueux et gai fantaisiste de Pigalle, O’dett.
            Tous les deux étaient cultivés, travailleurs, obstinés, même dans l’erreur, intransigeants. Morale d’acier, mais moral variable.
Brillants mais pas au même soleil.

            Pierre, mon Père, adolescent, mettait des éperons à ses chaussures de ville. Marius, le Père de Gustave, ne lui adressait pas la parole s’il n’était que deuxième en classe. Gustave lisait deux livres à la fois avec d’imperceptibles grimaces d’accompagnement. La vie de Pierre était une passionnante biographie. Papa était peintre, décorateur (Diaghilev, Bresson) et jouait, très piano-bar, Wiener et Doucet. Gustave était juriste, ingénieur des mines, parlait plusieurs langues, mais ne chantait pas très juste, d’ailleurs il ne chantait pas du tout, il sifflotait parfois. Ils s’estimaient, mais avec un sous-pson d’ironie polie. « But, who cares ? »-« Me. »

            Sans eux, je ne saurais rien : ni peinture, ni jazz, ni marteau et clous, ni philosophie, ni anglais-allemand, ni « labor omnia vincit improbus » et rien non plus de l’indispensable goût du luxe.
            Sans eux je ne serais rien qu’un vague « another » enfant de divorcés, paumard et conné. Ils sont dans mon cœur, gisants assis, l’un à côté de l’autre. Je ne sais de quoi ils (se parlent), et pourtant, moi, je parle toujours leur deux langages à la fois, cher Papa, si bon Gustave. Gustave était le fils dont aurait rêvé la Mère de Pierre. Pierre, l’amant égoïste, n’aurait pas déplu au Père de Gustave. C’est drôle, Lyon-Vienne=27 kilomètres.
            Et Annette, ma Mère, dans tout ça ?
            Elle a vécu, disparu, aimé, attendu, et pleuré, en cachette.
            Elle a ficelé tant bien la cruche à l’eau, un paquet pas cadeau pour tout le monde, qui a compris, soixante ans d’angoisse plus tard, les cinq sens de la vie.  Mieux vaut tard que mort-né.
Seuls comptent l’honneur et le superflu ; l’amour fait trop mal. L’élitisme rigoureux de ma Mère, a, sur moi, déteint. Admirable.
            Avec ces trois nourrices, j’ai eu bien de la chance.

Paris, 11 juin 1992, 6.30 a.m. – Saint Martin aux Buneaux, 24 mai 1999

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