Mémoires Charbonnier: Brin d'Amour, César, Sommières 71

1977. Sommières (Gard), je zigzague dans la vigne ancestrale des Jouanen, la vigne de l'oncle Léonce; fils de chaudronnier, dessinateur technique remarquable, distillateur, bouilleur de cru, original, il habita, voyant venir la mort, à l'ombre parfumée du tilleul, le charmant mazet au milieu des tonneaux. Sa lecture favorite était celle, intégrale, du dictionnaire.

Je cherche un "petit endroit" discret, bucolique, avec vue, sous le cerisier, et en même temps je cherche des morceaux d'assiettes, de carreaux, de soucoupes, de bols cassés, en hommage-plagiaire à César, le plus grand sculpteur moderne du XXème siècle. César Baldaccini, un copain drôle et généreux, en avait bavé, vendant, avec peine, ses dessins à la terrasse d'un Sénéquier de moins en moins branché, à Saint Tropez. 


Il aimait faire, et très bien, la cuisine provençale et me réconciliait avec ce Midi, Marseille, Montpellier et leurs habitants ramenards et trop "sympa" pour être honnêtes, et qui m'en avaient fait baver, eux, par les hiver polaires de la défaite. Je voulais comme lui, dans sa formidable maison de Cabo Negro, au Maroc, avec son immense terrasse, au-dessus de la mer, comme celle du "Mépris", empruntée à Curzio Malaparte, fabriquer une table avec ses déchets sublimes de porcelaines brisées. (Hommage aussi au facteur Cheval et aux "Inspirées" de Gilles Ehrmann).

J'ai imité son lustre, grappe d'ampoules multicolores sous-voltées, mais pas sa porte faite au fer blanc des bidons d'huile, martelé, comme les grosses lanternes en étoile de Marrakech, porte magnifique et folle, belle et superbement polie-patinée, comme datant de la naissance du Prophète (570-632).

Je déambule dans la terre sèche et poudreuse de la vigne, et mon pied bute sur un gros bouton, métallique, oxydé, tout noir, bombé genre redingote militaire. En relief, au centre, une belle ancre de marine, et tout autour, en Egyptiennes capitales, très administratif: "DISCIPLINAIRES DES COLONIES". Ce bouton unique provient donc forcément d'un uniforme des "Bat d'Af", mais comment a-t-il pu échouer dans cette vigne magnifique où aucun combat n'a eu lieu depuis les Romains..?

Certes, Sommières n'est qu'à vingt-six kilomètres de Nîmes, ville d'interdits de séjour, mais j'imagine mal cependant un voyou proxénète, ancien de Biribi, pérorant, avec sa voix de mêlé-cass', dans un bar du Boulevard Gambetta ou de la rue de l'Etoile, drapé dans une redingote des Bataillons d'Afrique, aux huit boutons infamants frottés au "Miror". Je ne l'imagine pas davantage allant au pas cadencé, de Nîmes à Sommières, en tenue d'époque (1832), avec une poignée d'Anciens, chantant à tue-tête, mais juste, l'admirable chant des bataillonnaires, cher au Général Yves Michaut.

"Il est sur la terre africaine
Un bataillon dont les soldats
Sont des gars qui n'ont jamais eu de veine
C'est les Bat d'Af et nous voilà
Pour être ici, chose normale,
Il faut sortir de Biribi
Ou bien venir d'une Centrale
C'est surtout là qu'on nous choisit

REFRAIN:

Mais après tout qu'est-ce que ça fout, on s'en fout
De Gabès à Tataouine
De Gafsa à Médénine
En marchant dans la poussière
Chantons le bataillonnaire

Et puisqu'on n'a jamais eu de veine
Pour sûr qu'un jour on y crèvera
Sur cette putain de Terre Africaine
Et dans un trou on nous mettra
Avec pour croix une baïonnette
A l'endroit où l'on est tombé
Qui voulez-vous qui nous regrette
Nous ne sommes que des réprouvés

REFRAIN: Mais après tout qu'est-ce que ça fout, on s'en fout...


Au bout de cette vigne dominant l'imprévisible et capricieux Vidourle, se dresse une belle et grande bergerie désaffectée. Elle fut louée avant la guerre de 14 à de richissimes..."Chif' Tir'". Ces "Chands d'habits" y entreposaient leurs hardes récupérées et crochetées qui dégageaient une insupportable puantueur. Ils les triaient et arrachaient tout ce qui était impropre au recyclage en tissu ou papier, donc tous les boutons, donc "mon" bouton voyageur sans bagages.

Si les test A.D.N. s'intéressaient aux vieux boutons, peut-être pourrait-on remonter jusqu'au propriétaire de la vareuse des Bat' d'Af', tel le paléontologue qui vous reconstitue un dinosaure à partir d'une dent dudit. Ah, connaître le pourquoi de ces vacances africaines et forcées et le comment du retour sur la terre française de ce soldat perdu, vêtu de son seul uniforme, ironique et unique cadeau au "libéré", pour solde de tout compte. 

Et le quand de l'abandon de ce drap maudit qui sentait plus la sueur, le sang, la révolte et l'insoumission, que le sable chaud réservé aux Légionnaires glorieux et de légende, le quand du divorce définitif d'avec cet uniforme informe roulé en ballot, jeté au loin, à tout jamais, et dans quelle courette, dans quelle décharge sauvage improvisée, indifférente, le jour du re-premier costume civil, à grandes raies, à larges revers, à larges bas de pantalon, assorti du feutre gris clair et des "vernies"...Obligé ?

En 1957, lors d'un reportage sur la toute nouvelle usine Renault de Flins, j'ai ramassé sur le gravier impeccablement ratissé de l'allée menant à la sortie une superbe ammonite fossile spirale, très classique, très âgée, mais surtout très improbable dans ce complexe industriel alors ultra-moderne.

La rencontre, tout aussi inattendue avec le bouton mystérieux, ne serait-elle pas un signe de "Brin d'amour", le pouce levé de l'auto-stoppeur des souvenirs, le cousin germain maudit, le fils de famille qui préférait l'argent des putes à celui de ses parents, ouvriers méritants devenus patrons. Mon Père, anarchiste bourgeois, donc prudent, aimait bien les marginaux, surtout s'ils étaient scandaleux. 

Il aimait bien ce gosse de riche dévoyé, incongru dans une prospère petite ville des bords du Rhône. Hélas, le sympathique marlou bien élevé, lors d'une rixe avait malencontreusement réceptionné sur son couteau à cran d'arrêt un de ses collègues qui en mourût. Et "Brin d'Amour" reçut un aller simple pour la Guyane.

La Guyane, son climat enchanteur, 100% d'humidité garantie, ses moustiques, ses Maronis et Orapus endiablés, ses Iles du Salut (!) mais aussi du Diable, inoubliables, ses forêts carnivores, et ses piranhas également carnivores. "Qui vole un oeuf vole un boeuf. Qui vole un boeuf est vachement costaud" ( Chaval, génial), mais qui bouffe un boeuf entier, en 10 minutes chrono, sans laisser de miettes: la famille Piranha. Alors baignade interdite; la main qui dépasse de la pirogue, deux doigts dans l'eau pour voir, interdite. Il y aurait aussi des requins dans l'océan, dit-on...

L'administration pénitentiaire ne s'était pas trompée, en choisissant d'implanter là, son charmant ensemble Saint-Laurent ( du Maroni ), son bagne chéri. Inauguration lugubre et triomphante le 30 mai 1854, dans la limite des places disponibles.

Cela dit - voir mon excellent livre de 1961 -, je me suis beaucoup amusé en Guyane, urubuesque et très chauve-souriante.


Sommières et moi nous sommes quittés. Vingt ans après, la jolie vigne de l'oncle Léonce a été arrachée, sans un cri. Les porcelaines brisées, imprévisibles, dépareillées, cueillies avec une joie patiente, cadavre exquis aléatoire, ne se retrouveront jamais ensemble, d'aucuns les ont foutu aux ordures, comme de la vieille vaisselle cassée, sans un regard. Je n'étais plus là pour empêcher ces deux assassinats imbéciles. La défunte catalane, dès que veuve de mon Père, avait bien balancé ses palettes de peintre et les photos des amis et amies de son enviable jeunesse (1918-1938) germanopratomontparnassienne, qu'elle n'avait pas connu. Ollé !

Plaints soient les paresseux ingrats, les ignorants sans amour. La terre de Salinelle, dite de Sommières, aura fait briller tout cela, aux jours ensoleillés, puisque tel est son destin; sauf le bouton. Puis quand la nuit tombi, carabi, elle a doucement abrasé, étouffé, puis enseveli tout cela...dont il ne reste rien !

Le bouton du "Joyeux" inconnu des "Bat' d'Af'" a bien mérité d'être dans le petit autel-vitrine où trônait Shiva disparue, à côté d'un clou rouillé recueilli en 1954 dans le fouillis tropical du bagne abandonné, et forever en 1942; il faut dire que l'Atlantique n'était pas très sûr en ce temps-là et plus large que d'habitude...ce qui permettait au vieux Maréchal de s'incruster sans danger aux Antilles.

Il y a aussi un joli petit morceau de porcelaine cassé, cueilli dans le vieux jardin de Normandie, où on n'arrache rien, où poussent les fleurs, où rient les chiens, les oiseaux et les chats, bienheureux.

Merci, Bonne Sainte !

Première FIN

Bonne Sainte Vierge, saluez pour moi l'admirable Cardinal Marty qui est monté au ciel dans le carrosse des humbles et serrez dans Vos Bras, Larkyn Dwyer, de New River, Arizona, qui a onze ans pour l'éternité. Cette mignonne petite fille ne fêtera pas son anniversaire sous la Tour Eiffel. Elle dort au fond de l'eau, au large de Fire Island (New York), depuis le 17 juillet 1996, 8.45 p.m., avec les 229 autres passagers du vol T.W.A. 800, New-York-Paris.

Leur Boeing 747-131, immatriculé 93119, le 153ème 747 sorti de l'usine de Renton (Wash.) en ... 1971, avait 101000 heures de vol, soit 41000 de plus que la durée prévue lors de la certification ! Il avait eu aussi quelques petits ennuis "mineurs" dans un passé indéfini, qui n'avaient inquiété personne...

Mais surtout, il était un peu fatigué.

Bonne Sainte Vierge, serrez, pour moi, dans Vos Bras, cette gentille petite fille, cette innocente, son coeur est près de Vous.

FIN

Saint Martin aux Buneaux (Seine Maritime), mercredi 19 mai 1999. Argentière (Haute Savoie) et 1 Pont Louis-Philippe Paris (IVème) 1994, 95, 96, 97, 98.


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