Rosine Déréan, St Tropez et la guerre 17


Abandonnant mes grand'parents dans leur villa de Sainte-Maxime, mes parents vinrent s'installer dans ce village ravissant, au port très animé, déjà adopté depuis vingt-cinq ans par des artistes enthousiastes,
dont l'abondante liste, non exhaustive est fournie plus haut. Signac avait donc précédé Matisse et Segonzac, Colette et Luc-Albert Moreau. Comme pour Mégève, avec qui le parallèle se poursuivra à travers le temps, ni les vacanciers aisés, ni les nouveaux baigneurs de 1936, qui attendaient ça, sans s'en douter, depuis le début du bon air industriel, ne s'étaient encore abattus sur cette exceptionnelle bourgade-soeur.

Saint-Tropez était alors la succursale de Montparnasse, serait celle de Saint germain des Prés, "branché", avant la lettre, et plus tard étouffé.

Les chers Kisling habitaient "Le Paradou", en haut du village, Bébé, Le Lavandou, à 30 petits kilomètres. Et tous les amis de mes parents venaient déjà se baigner à Beauvallon: Georges Auric et Bolette Natanson, des quatre filles d'Oncle Alexandre, la cousine préférée de ma Mère, et, capricieuse, irrésistible, Rosine Déréan, ma préférée, à moi, son corps doré et ses grands yeux bleus.

Future femme de Claude Dauphin, jeune premier désinvolte, plein de talents, elle tourna dans 21 films. Le premier, en 1931, à 21 ans, "Les cinq gentlemen maudits" de Julien Duvivier, un début prometteur dans une distribution de luxe avec Harry Baur, René Lefèvre et Le Vigan; puis en 1932 dans "Veille d'armes" de Marcel L'Herbier, avec Annabella, Victor Francen et Roland Toutain; en 1934 co-vedette avec Simone Simon et Jean-Pierre Aumont, dans "Lac aux Dames" de Marc Allégret; en 1935 dans "Marchand d'amour" d'Edmond T.Gréville, en vedette avec Françoise Rosay, Jean Galland, et le beau rugbyman Maurice Maillot qui posait aussi pour Courvoisier; en 1936 et 1937, avec Sacha Guitry dans "Le roman d'un tricheur", "Faisons un rêve" et "Les perles de la couronne".

Drôle de guerre, défaite lamentable, les Allemands s'installent aux meilleures tables, mais le chaud-bizz, nourri au marché noir, continue, seul oxygène excusable pour les Français en tout sous-alimentés. Oui mais, pendant cette occupation, tandis que Claude est parti batailler au-delà de toutes les mers, Rosine, elle, recueille et cache, dans leur petit château de Génillé, en Indre et Loire, des aviateurs anglais, sauvés par leurs parachutes. Gestapo. Arrestation. Ravensbrück.

Je la revois, à la Gare de l'Est, à son retour du camp de la mort, dans un hallucinant troupeau de revenants décharnés, accueillie par un fringuant Capitaine de la IIème D.B. (Le Capitaine Legrand = Claude Dauphin), bouleversé, dans son battle-dress anglais, mais avec un patriotique French képi. Elle était toute maigre, le visage tanné, dans lequel ses yeux étaient encore plus grands, plus beaux. Elle avait un petit bouquet à la main et de pauvres habits. Elle avait un regard perdu, princesse anonyme, héroïque; et c'est elle qui avait l'air de dire merci, elle qui fut merveilleuse, courageuse, fraternelle, solide, héroïque encore, dans cette horreur, cette boue sanglante, exterminatoire. Des décorations, elle en eût, des médailles, j'imagine.

J'imagine, car cette croix de guerre, cette légion d'honneur pourtant galvaudée, ce D.S.O., cette Victoria Cross mille fois mérités, AUCUN des ministères concerné n'a été en mesure de me renseigner ni de me dire si cette soldat inconnue vivait encore...Dix fonctionnaires m'ont promené, bonne boule, sur le billard de leur apathie en martelant d'une voix lente et sans joie:"Faites-nous un courrier, faites-nous un courrier, on ne sait rien, on ne sait rien...!" Une bonne occasion de se rappeler l'avance allemande foudroyante de juin 1940 où l'on attendait le COURRIER portant l'ordre de faire sauter les ponts.

En 1946 elle tourna dans son 21ème et dernier film "L'assassin n'est pas coupable", de René Delacroix, avec Jules Berry et Albert Préjean. En 1947, elle fit une dernière tournée théâtrale avec "Le Bal des pompiers", pièce de Jean Nohain, le frère de Claude. Puis on l'oublia, avant les ministères...Claude ne l'oublia pas, comme Sinatra n'oubliera jamais Ava Gardner, ni Joe Di Maggio, Marilyn.

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