Mausolée Lénine et Staline, police 59

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1955. Premier voyage à Moscou. Boulganine et Khrouchtchev successeurs. PE-NIBLE ! Même, et surtout pour Louba, ma gentille et mignonne guide indigène. Elle m'aidait efficacement à me soustraire aux flics lourdingues, instantanément repérables  à leurs airs gris de figurants pour parodie de "James Bond", et à leur façon oblique de s'engouffrer à deux, identiques, Dupon-Duponovitch chapeautés de feutres sombres, dans un taxi qui suivrait le mien. 

Ils collaient aux miches de mon fidèle duffle-coat recousu de la Royal Navy, avec une évidence tellement provocatrice qu'elle était destinée probablement, et habilement, à m'enlever le désir de la photo défendue. Louba était confuse de cette surveillance ridicule. Les semer devenait un jeu aussi amusant que de photographier sans malice les marchandes de légumes, pitto et folklo, ravies, et, sur les pas d'Henri Cartier-Bresson, les passants indifférents et frigorifiés.

A l'entrée du mausolée de Vladimir Ilitch et Joseph, on me pria avec candeur de mettre le double capuchon sur les objectifs de mes Rolleiflex. Ce que je fis, car il était interdit de photographier, dans leur mort embaumée, ces deux Messieurs qui avaient ébranlé le monde. Dans le marbre et la pompe, ils dormaient l'air serein, rasés de frais, dans une grande cage de verre.

A quoi bon "voler" une photo certes intéressante, mais que l'on a vue partout, pour être immanquablement emmerdé. Emmerdements connus.

Le 1er mai 1950, avant LE mur (1961-1989), j'avais été retenu 24 heures, seul dans une cave de la police de Berlin-Est, car si on avait bien laissé entrer ma voiture sans problème dans la zone russe, "Bitte schön!", on m'avait, par contre coincé à la sortie, "Halt, SOFORT!". Application du principe simple de la nasse à homard, allié à la technique faux-cul coco bien connue, pour "faire chier". 

Dans un allemand impeccable, j'avais signalé sèchement à mon garde, gnôme noiraud Peter Lorre, que des quatre ans d'Occupation, les Français n'avaient retenu qu'un seul mot: "VERBOTEN", et qu'ils n'avaient qu'à foutre ce mot sur leur putain de Porte de Brandebourg s'ils n'aimaient pas les visites occidentales.

A Vienne, en 1951, j'avais été arrêté dans la rue, alors que je photographiais un immeuble rococo typicco et emmené manu militari et sans ménagement par deux trouffions russes au Q.G. de la Kommandantür russe qui occupait un bâtiment plutôt rébarbatif et facilement identifiable. En effet, sur sa façade était "épinglée" une énorme étoile rouge en relief, haute de deux étages et impitoyablement frappée du couple infernal faucille et marteau. L'entrée était monumentale, faite de quatre statues néo-grecoco dans les bons cinq mètres de haut. Discrétion est ma devise, Tovaritch !

J'avais été interrogé pendant une demi-journée par la police soviétique, qui m'abrutit de questions absurdes, se répétant et se recoupant, "cross-examination", autre technique connue. Comme ils me demandaient, en anglais, pourquoi je ne parlais pas russe, je leur ai demandé, moi, pourquoi ils ne parlaient pas français, eux, qui étaient si doués pour la musique, le ballet et les langues...

Très, très désagréables, inconfortables souvenirs. Je ne savais pas que, fort heureusement, prévenu de mon "enlèvement" par un sympathique passant autrichien, le Commandant allié, avait dépêché des Jeeps avec à leurs bords des soldats des forces d'occupation (U.S., British and French ONLY, bien sûr !) qui croisaient, en protection, autour de l'immeuble maudit, jusqu'à ce que j'en sois sorti en état de marche.

Pour éviter un incident, le général russe commandant le secteur soviétique me fit remettre, après développement, avec des excuses et un humour involontaire, le film qui m'avait été confisqué. Il manquait trois vues, celles représentant le bâtiment rococo...qui n'était autre que le siège du KGB local ! Il n'y avait pas sur la porte, une plaque en cuivre gravée: LOUBJANKA, succursale (Est.1917)

Gospodine Photografski, quel flair !

Subir la grossièreté des flics sudistes américains, des sbires turcs à têtes de rats, et des poulets libanais agacés par leurs trop proches collègues strictly kosher, est en comparaison un échantillonnage d'agréables moments, également instructifs.

Deux autres bonnes raisons m'interdisaient de photographier en douce les deux géants bolchéviques gisants. La première est que je n'ai JAMAIS VOLE, ni eu envie de voler, ni truqué de photo, et pourtant cette malhonnêteté était d'une réalisation enfantine: le Rolleiflex pend innocemment sur le ventre, on voit furtivement l'image sur le viseur dépoli horizontal, et on déclenche en regardant ailleurs. Moche. La raison fondamentale était que je ne manquais pas d'être impressionné par ce mausolée de la Place Rouge, solennel et respectable. (On ne savait pas tout en 1955..!)

J'ai honte, après un quart de siècle, d'avoir osé déclencher un bruyant Hasselblad, à l'Opéra, alors que chantait Maria Callas. 
Le troublant du spectacle provenait du fait que Lénine était mort à 54 ans, 29 ans avant Staline, et que, s'il avait vécu, il aurait eu aujourd'hui 85 ans. Staline étant mort à 74 ans, Lénine virtuellement plus vieux de 10 ans était visuellement plus jeune de 20 ans...

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