Mémoires Charbonnier : Pologne 42

Oui, si mes parents m'avaient emmené en Pologne, quelle expérience, pour un garçon de quinze ans, pas trop abruti et qui s'emmerdait au lycée, quelle façon directe, moderne d'apprendre la géographie, de faire de la sociologie vivante avec des vrais personnes, pas des livres. Je n'ai jamais parlé de cela au silencieux Maurice Halbwachs, le prof de socio chez qui on m'avait casé; je suis sûr, aujourd'hui, qu'il m'aurait donné raison. 
Le pauvre visita l'Allemagne, lui aussi, mais à Buchenwald (est.1937! ) dont il ne revint pas. Pourtant, il n'était pas du tout juif, mais catholique alsacien, et avait été enfant de choeur. C'est en tant que résistant qu'il fut arrêté en compagnie de son fils Pierre. Il a du se laisser faire, pour que l'on n'inquiète pas sa femme, qui, fille de Victor Basch, était juive et se cachait.

Je serais repassé par Münich, où j'avais commencé à apprendre l'Allemand en 1932, où j'avais été bousculé dans le tramway par un vilain type en uniforme brun, képi brun, chemise brune, avec une croix gammée sur le bras. Maintenant, les S.A., comme ce type, et les S.S. étaient au pouvoir. Je serais passé par Vienne qui avait encore deux ans de liberté devant elle.

Je serais passé par Katowice et Cracovie, et nous aurions frôlé, sans y prêter garde, la petite ville polonaise d'Oswiecim, qui n'était pas encore lugubrement célèbre sous le nom allemand d'Auschwitz. Et nous serions arrivés, fourbus, et moi ravi dans cette assez laide ville de Lwow, à dominante pauvre - ma mère attachait son paillasson avec un cadenas - et à très grosse population juive. 
Gustave était là pour des histoires de banque et de pétrole, ma mère dessinait ses meubles qu'exécutaient admirablement des artisans bon marché et empressés. On aurait pu sans difficulté trouver un, deux, cent universitaires impécunieux pour me faire travailler, comme un fils de roi; tous les gens convenables, en ce temps-là, en Europe centrale, parlaient encore parfaitement le Français, en particulier en Pologne.
Et puis, foin de justifications, après tout, mes grands parents, les banquiers de Varsovie, plein de sous, les Natanson, ils étaient bien un peu juifs et un peu pollak, non ? Et mon cher grand'Père maternel Louis, Alfred était bien né, Français, le 15 août 1873, à Varsovie. Et le grand-Père de ce grand'Père, qui me l'a raconté, lui disait en montrant la rue d'une des fenêtres de la maison de famille:"D'ici, j'ai vu passer Napoléon!" Alors Pépé a vu passer Napoléon, et moi aussi, du coup, bien sûr, forcément. Et la nuit de Nöel, j'ai battu des mains en voyant les "chopkis", les montreurs de marionnettes, mais si. 
Et en 1980, j'ai "inventé" cette maison de famille, pleine d'Adam, d'Annette, de Léon, de Thadée, d'Alexandre, de Vera, de Maroussia, car ce n'est qu'en 1998 qu'a jailli la vraie adresse sur une enveloppe oubliée et retrouvée. Cachetée à la cire rouge, elle fut envoyée à Paris, le 5 janvier 1931 à mon Grand'Père, par un cousin Natanson, comportant son adresse à Varsovie. Elle comportait un bon d'Emprunt russe de 100 roubles acheté en 1873 par l'arrière grand'Père Adam! Merveilleuse, sibylline typographie cyrillique. Merveilleuse découverte.

En 1980 sur la grand Place de Varsovie, entourée de ces superbes vieilles maisons reconstruites, j'ai vu dans une poussette, un petit garçon blond avec des yeux bleus-bergère, c'était un Petit Pilou polonais, je lui ai souri, il m'a souri, c'est tout. J'avais beaucoup changé, pas lui.

En 1935, comme en 1980, j'avais bien quelque chose à faire, en Pologne. retournerai-je, à Varsovie, à la vieille adresse, pour voir?
Ne pouvant, je crois, revendiquer d'ancêtres chinois, toute argumentation eût été inutile. Alors je suis resté seul, dans le grand appartement ensoleillé, mais vide d'habitants, du Faubourg Saint Honoré, en face de l'Ambassade d'Angleterre, avec les meubles que mes parents avaient ramenés de Lwow. Autrement dit: "Nuit de Chine, nuit câline, nuit d'amour...", ce serait sans moi.

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