Général et cousin Mellot, Sainte Gemme 54


Ma mère sait tout, elle est une forêt d'arbres généalogiques; ses souvenirs, d'une folle précision à travers le temps, surgissent comme des ludions spontanés. C'est ainsi qu'en 1995, elle me dit tranquillement, au milieu d'une conversation sans aucune connotation historique, qu'à la guerre de 14, il n'y avait eu qu'un seul Général mort à l'ennemi, un Anselin, un membre de notre famille, un cousin, puisque marié à Louise, cousine germaine de ma grand'Mère Mellot, qu'il avait été Directeur de l'Ecole de Cavalerie... 

Mon Dieu, Mon Dieu ! (Ma Mère, ce qui n'avait qu'un très relatif intérêt anecdotique et mondain, me dit également que le Général et son frère André avaient épousé deux soeurs (Louise et Marie) et que Georges, le fils du Général l'avait emmenée au Concours Hippique en 1913, mais je ne l'écoutais déjà plus).


Mon Dieu ! Tout se bousculait: Sainte-Gemme, l'uniforme noir, les boutons d'argent, c'était à lui, le jeune instructeur de Saumur, qui allait gravir tous les échelons de la hiérarchie militaire et irait mourir, glorieusement, au front, le seul "dans sa catégorie".

Avec l'imprévisible élan de soixante années d'ignorance, la Grande Guerre m'arrivait dessus, en grondant, au galop des cuirassiers, couverts de gloire et de sang. Ce choc violent provoqua en moi une irrépressible volonté de connaître cet homme, de le faire revivre, de lui rendre hommage; course contre la mort, à l'envers.

Il me fallait chercher, trouver, retrouver, reconstituer la vie de ce type unique, formidable, qui m'était soudain si proche, comme si j'avais eu avec lui, dans le silence du grenier,et sans le connaître une conversation muette. Je ne cherchais point à expier une indélicatesse bien innocente dont je me félicitais soudain, car sans elle je ne vous aurais jamais cherché, Mon Général, ni connu et c'eût été fort dommage. Mais, également, si le voile tricolore s'était déchiré plus tôt, j'aurais tenu encore plus, et pour des raisons profondes à ces jolis boutons d'argent chargés d'histoire passée et à venir.

Je voulais savoir, tout savoir, d'autant plus que j'avais découvert vos fils spirituels, les Saint-Cyriens, en Indochine. Et voici ce que j'écrivais, en 1983, en légende à une de mes photos, prise au Tonkin en 1951, montrant la patrouille du Lieutenant de Préville, constituée de soldats vietnamiens:

"J'étais parti pour l'Indochine, bardé d'un antimilitarisme primaire facile. Là-bas, j'ai rencontré des hommes formidables. Ils faisaient une guerre inhabituelle et perdue contre un ennemi invisible. C'était leur métier. Ils se sont battus jusqu'au bout, sans discuter. Le Lieutenant de Préville est mort en Indochine, le Capitaine Le Roch' aussi. Des types formidables. Pas des cons. Pour chaque année de guerre, une promotion de Saint-Cyr est morte en Indochine".

J'aurais certainement pu écrire la même chose, trente cinq ans plus tôt, si, à Verdun, j'avais connu Ernest, François, Amédée Anselin, notre Général.

Dans la famille, nous avions déjà, un évêque, un notaire ruiné, un banquier juif polonais plutôt aisé, une riche châtelaine pieuse mais intraitable, un Grand-Papa Groseille pharmacien, un architecte cévenol estimé, un ouvrier facétieux devenu patron plutôt regardant, et maintenant un vrai général, unique et glorieux.

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Alors, qui était-il ce Général Anselin ?
Il me fallut interroger son petit-fils François et son petit neveu André-Ernest, que j'avais connu à Sainte Gemme quand il avait onze ans, que l'on m'appelait Pilou et que je portais d'horribles pantalons de golf, mes cousins, en somme. Je harcelais le Service historique de l'Armée de Terre, et sa fabuleuse mine d'archives du Fort de Vincennes. Le Mémorial de Verdun et l'ossuaire de Douaumont me fournirent d'inestimables renseignements; la Poste, la Mairie de Sainte Gemme, le Minitel et le Plan de Paris furent sollicités et les ludions de ma Mère, flous parfois ou redoutablement précis vinrent à mon secours.

Last but not least, mille vérités inconnues, mille secrets-défense encore "classés" me furent révélés quand je me plongeais avec admiration et ravissement, dans l'étonnante collection reliée de "L'Illustration", de la Guerre de 14-18.

Ainsi se croisent la Chine de ma Mère, et son lourd secret, et les boutons d'Air France; le "Bazar de Mécaniciens", le "Café de la Rade", mon Père et ses outils; le bachot arraché à Dijon, les fascinants boutons arrachés à Sainte Gemme.

Dans la vieille boîte ronde et rouge de Dunhill, il ne reste plus, aujourd'hui, qu'un seul gros bouton d'argent, avec une grenade autour de laquelle est écrit: ECOLE DE CAVALERIE. Cet oeil parfait qui brille, me regarde affectueusement; il est sûrement habité par une âme généreuse. Je ne m'en séparerai jamais.

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L'auberge et le vignoble Joseph Mellot depuis 1513 à Sancerre

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