Colonel Flick et le Maroc colonial 55

Ici commence l'histoire d'un héros.

Ernest, François, Amédée Anselin naquit le 16 janvier 1861 à Chambon-sur-Voueize (Creuse), près d'Aubusson. Militaire capricorne, il fut Directeur de l'Ecole de Cavalerie de Saumur, puis Sous-Directeur de la Cavalerie française au Ministère de la Guerre.

Colonel, il commanda un régiment de cuirassiers. Son Père, lui aussi Colonel de cuirassiers, avait participé le 6 août 1870, à la célèbre charge de Reichshoffen contre les Prussiens... malgré laquelle Mac Mahon ! 

Il se maria le 7 novembre 1887 avec Hortense, Louise Boulier, fille d'un Monsieur Boulier et d'une demoiselle Henriette Mellot, soeur de Pierre, Paul, Fortuné Mellot, mon arrière-grand-père maternel, dit "Bon Papa"; notaire et homme politique, il fut ruiné par le goût immodéré pour les "toilettes" de "Bonne Maman", son épouse, née Marie Pinon, mon arrière-grand'mère. E.F.A.Anselin est donc mon arrière grand'oncle par alliance.

Veuve, Bonne Maman se remaria avec un bel officier de cavalerie, séduisant, le Colonel Flick qui, dans les Spahis - ou les Chasseurs d'Afrique (?) - participa à la difficile "pacification" du turbulent Maroc auprès de Louis-Hubert-Gonzalve Lyautey. Le futur Maréchal de France (1921), extrêmement énergique, intransigeant, ayant son franc-parler, était passionnément attaché au Maroc, et à sa mission d'y maintenir, avec panache, la "paix française". Le Colonel s'efforçait de ressembler à son très charismatique chef: identiques moustaches et coupes de cheveux en parfaite brosse; le "crew cut" U.S.Army-Marines, IIIème République.

Dans leur maison de Grenade sur Garonne (Haute Garonne), le bureau du colonel me fascinait. Petit musée d'un Empire Chérifien, apparemment bien sage, il regorgeait de souvenirs de "son" Afrique: tables basses et coffres en bois en marqueterie de Mogador (Agadir), chasse-mouches, sabres, pistolets et fusils de fantasia, ciselés et incrustés, glorieux drapeaux et fanions, plateaux en cuivre posés sur des X 1/2 avec cafetière de verres pour "nana" (thé à la menthe) aux dessins de couleur. 

Ce merveilleux décor de l'histoire de la France conquérante sentait l'humidité des vieux souvenirs, et pas du tout le sable chaud. Il y avait des photos coloriées avec des chameaux et des palmiers, et celles de Lyautey, la main posée délicatement sur la hanche, avec notre Colonel, tous deux en sarouel et burnous, montés sur de beaux chevaux arabes.

Cette grande maison n'avait rien d'une tente caïdale du Grand Sud saharien. Il n'y soufflait hélas aucun sirocco et il y faisait très froid; de brûlantes bassinoires faisaient fumer les draps glacés de gros coton inusable et des pots de chambre en porcelaine évitaient les éventuelles traversées nocturnes du jardin... Un étrange objet trônait près du fauteuil du Colonel: une pierre que gratouillait des fils de cuivre, une antenne et des écouteurs: un poste à galène, une T.S.F.

Il ne manquait, dans cette maison aux deux visages, que quelques almées aux ventres ondulants, dénudés, et la musique saccadée et lancinante des violons posés sur les cuisses, des "ouds" à gros ventre, au manche en angle, ancêtres de notre luth, des fifres et des tambourins, et aussi quelques cornes de gazelle fourrées au majoun, et un peu de kif roulé avec du tabac de troupe...Le colonel avait-il fait état de tous ces repos du guerrier à notre chère et anciennement dispendieuse Bonne-Maman?

Henri Jeanson, dans "Entrée des artistes" (film de Marc Allégret, 1938), faisait dire à Louis Jouvet parlant à ses élèves du Conservatoire: "La vie du comédien commence quand le rideau se lève, mais sa vie de comédien continue quand le rideau est baissé."

On se demande souvent s'il y a une vie après la mort; il n'y a souvent pas de vie après la vie. Qu'étaient cette province endormie, cette large Garonne molle, ces vases de nuit, ces réunions de famille, fébriles et polies, à côté des neiges éternelles du Haut Atlas, des fières casbahs ocre-rouges de la vallée du Drâa, des feux, la nuit, dans le désert, des courses de chameaux, des méchouis raffinés avec les grands Caïds amis, de cette épopée lointaine et triomphante et aussi, bien sûr, de l'excitation permanente du danger. Mon Colonel qu'est-ce que vous étiez venu foutre...là ?

Grâce à cet homme et son rêve transplanté, j'avais eu un avant-goût, totalement inattendu, très féérique, donc très séduisant, et EN VRAI, de l'Exposition Coloniale de 1931. Dans ce souk sublime et forcément nostalgique, j'avais pu toucher, caresser un monde assoupi, mais vivant.

Le Colonel radotait un peu, sur la fin; il allait claironnant par exemple: "Les rognons, ça sent le pipi, les rognons, ça sent le pipi!!!" Veuf à son tour, nous l'allâmes visiter vers 1934. Il nous emmena au cimetière; tout guilleret, il nous montra "leur" tombe: en haut de la plaque de marbre verticale étaient gravés le nom et les dates de Bonne-Maman, et en dessous, son nom à lui, sa date de naissance et un chiffre inachevé, avec un blanc: 19---- ! Il n'y avait plus qu'à compléter, en comptant deux fois jusqu'à 9, sauf si ?

Optimiste, notre chasseur d'Afrique avait repris qu'Allah était Grand. Alors Inch'Allah, Mon Colonel !

******************

Sommaire