Marthe Mellot, grand-mère comédienne "sans profession" 29

Dans les années Trente mon grand'Père maternel louait, chaque été une villa à Saint Tropez. On expédiait le linge dans une malle en osier, genre femme coupée en morceaux et nous descendions, ma grand-Mère, ma tante et moi par le train de nuit.

Marthe Mellot, ma grand'Mère portait sur elle, entre chemise combinaison et jupon, une pochette oblongue en coton, contenant  "l'argent", fermée par force boutonnages et épingles anglaises et suspendue à une ceinture du même tissu qui faisait deux fois le   tour de sa taille, d'ailleurs très fine, et se fermait par une double rosette.

Ma chère grand'Mère était comédienne; élève de Rejanne, au Conservatoire, elle avait fait des tournées en Amérique du Sud avec Sarah Bernhardt, tenu 2000 fois le rôle de Fanfan dans "Les Deux gosses" de Pierre Decourcelle (1896), avait été en 1910 le Rossignol dans la création de "Chantecler" d'Edmond Rostand. 
Plus tard ce sera l'Atelier, avec Charles Dullin, quand Jean-Louis Barrault, pauvre et inconnu, n'avait d'autre lit pour dormir, la nuit, que celui de Richard III (la pièce en cours), qui, forcément restait sur la scène du théâtre. Puis, avec les Pitoëff, ce sera Anouilh, "Le voyageur sans bagages", Pirandello, Ibsen.

Et aussi 32 films. Le premier, de Maurice Tourneur, en 1932, "Les deux Orphelines", d'après le roman de Dennery de 1874,  avec, c'est amusant, comme partenaires: Rosine Déréan, Yvette Guilbert et la ravissante Emmy Lynn, future femme du grand éditeur-fondeur-typographe, Charles Peignot. En 1934, elle tient le rôle principal, aux côtés de Max Dearly d'un médiocre film comique de René Clair, "Le dernier milliardaire", pas de chance, car demi-bide. 
Elle tournera en 1935 avec Abel Gance; dans "Prison sans barreaux" en 1937; en 1943 et 44 avec Noël-Noël; en 1946, dans "Le Diable au corps". Son dernier film fut, en 1947, "Monsieur Vincent" de Maurice Cloche, avec Pierre Fresnay et deux jeunes gens prometteurs, Jean Carmet et Michel Bouquet.

Elle était malheureusement cantonnée dans des rôles de bonne soeur, de vieilles femmes pleine de bonté, touchantes et humbles. A croire que les gens de cinéma ne pouvaient l'imaginer que dans des mélodrames incroyables, comme ceux où elle excella au siècle dernier. Son premier film, bien que tourné par un "grand", ne l'arracha malheureusement pas au mélo. 
Certes "Les deux gosses" étaient l'héritage évident des "Deux Orphelines"; ce film était un passage entre le théâtre déclamatoire, le "muet" et le parlant; ce roman exemplaire typique du genre "qui fait pleurer les bonnes"... et leurs patronnes fut traité dans cinq films différents: 1910, par Albert Capellini; en 1922, par D.W.Griffith avec les soeurs Gish, of course; 1932, par Maurice Tourneur; 1951, par Giacomo Gentilomo; 1965, par Ricardo Freda. Alors, si ça plaît !

Ce début de carrière, couronné par un grand succès que nul ne pouvait ignorer, n'empêcha pas l'employé d'état-civil de la Mairie du VIII ème, à Paris, de porter la mention: SANS PROFESSION, en face du nom de Marthe Mellot, lorsque mon grand'Père vint déclarer la naissance d'Annette, leur fille, le 12 mai 1901. 
Comédienne, profession sans doute inavouable, et pourtant les deux individus, dont un Suisse, qui accompagnait le déclarant, avaient un aspect tout à fait convenable, puisqu'il s'agissait d'Edouard Vuillard et de Felix Vallotton! 

En 1965, au M.O.M.A. à New York, je suis tombé en arrêt devant un Vuillard, de 1901, représentant mon grand'père au chevet de ma grand'mère, qui tient dans ses bras un poupon, Annette ma mère, qui, comme moi, n'avait jamais vu ce tableau. Quel bonheur !

Elle se moquait donc bien que sa pieuse et riche Grand'Tante Henriette, qui l'aimait tant, ne l'ait pas fait héritière de son château car elle avait préféré le théâtre au couvent. Hélas la Grand Tante mourut avant les débuts du cinématographe et ne put voir sa nièce briller dans des vêtements ecclésiastiques innombrables et interchangeables qu'elle aurait tant souhaité lui voir porter pour de bon...
Elle se moquait bien aussi, que son pauvre père ait été ruiné, ce qui lui permit d'en faire à sa guise: le Conservatoire. Cette Marthe, vouée aux austères costumes religieux, aux mimiques compassées des dames charitables, était passionnée, bien que sobre, mystique à sa façon et un rien pétroleuse. Si elle avait joué Jeanne d'Arc, elle aurait pu être ces deux choses à la fois, et même ajouter un certain humour, insolent, inhabituel, révolutionnaire à ce personnage étonnant.

D'où le geste impérial de sa main gantée de cuir souple, et la voix à la diction parfaite avec lesquels elle désignait nos valises à un porteur numéroté de la Gare de Lyon. L'homme, jamais très jeune, était vétu d'une blouse noire, trois-quarts, comme celles des Forts des Halles, retenue par un large ceinturon de cuir à boucle métalique ovale et coiffé d'une casquette genre chauffeur, sur le ruban de laquelle une plaque en cuivre portait le mot PORTEUR.

Une fois installés dans notre compartiment de secondes, non fumeurs, dans une vieille odeur latente d'oeufs durs et de fumée, nous entamions, assis, une interminable nuit, rythmée par le martèlement régulier des interstices de dilatation des rails, les arrêts dans des gares inconnues aux quais déserts où montaient, en s'excusant, des voyageurs énervés et chuchotant. 
L'express, haut sur pattes nous vomissait enfin à Saint Raphaël, courbatus, pâteux et affamés, les mains, le visage gris, le cou plein de petits bouts de charbon agaçants. A l'arrêt, la "Pacific 231" haletait joliment avec sa grosse voix de basse, lâchait des nuages blancs de vapeur, et sifflait pour annoncer son re-départ. Alors, un autre porteur, avec accent, nous transbordaient dans le "Petit Sud". Nous étions dans le Midi, et ce train à claire-voie, comme à la Foire, c'était les vacances !

L'auberge et le vignoble Joseph Mellot à Sancerre

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