Aristocratie à Grenade, Espagne 62

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Octobre 1950. Château de Vinuelas, près de Madrid. Dans une de ses immenses propriétés, quasi désertique faute de pluie, le Duc Del Infantado, huit fois Grand d'Espagne, déambule, un panier de carottes à la main qu'il distribue à ses lapins sauvages affamés et déshydratés. Il possède en tout 17.171 hectares où il fait élevage, culture, forêt, vigne et irrigation. Plus quelques châteaux et palais. Il est amiral d'Aragon, deux fois duc, cinq fois comte et sept fois marquis !
 Il y a des choses qui parfois vous échappent, comme cette "Grandesse" qui remonte au XVème siècle. Le Duc est extrêmement courtois et très aimé de ses serviteurs et de ses fermiers, comme tous les Grands. Sa femme, Dona Ana-Rosa, née de Linarès, est d'une exceptionnelle beauté. Et malgré tout, il a un grand air triste, comme Alfried Krupp von Bohlen und Halbach, un Grand d'Allemagne, en somme.

Séville. Devant l'hôtel Alfonso XIII, Luis Mariano, au XXL sourire absolu, sourit en T-Shirt blanc moulant, très simple, très sympathique, et très souriant, au volant de sa Cadillac.

Grenade. Ma 2 CV, 3215 C 75, 375 cm3, m'avait conduit à 80kmh sans vent contraire, jusqu'au coeur battant de l'Andalousie gitane. J'avais photographié au ralenti les somptueux jardins et les jets d'eau du Generalife, le palais d'été des Rois Maures, près de l'Alhambra. J'étais seul, sans touristes; ces beautés calmes m'appartenaient.

La Duchesse de Lecera, Comtesse de Agrela, "Grande" depuis 1400, m'avait emmené dans des grottes gitanes amies, m'étourdir aux spirales fougueuses des vastes jupes à gros pois et des jupons des danseuses aux talons furieux. Chants, musiques violentes en boucle, irrésistibles. Cette aristocrate charmeuse, rouge d'esprit, délurée et farouche, au physique sans concession à la beauté fade et standard, révolutionnaire, était une femme admirable: médaille d'or de la Croix Rouge comme infirmière pendant la guerre civile et la guerre 39-40, Légion d'Honneur pour services rendus à la Résistance française. 

Elle adorait la compagnie des peintres, des joueurs de flamenco, des toréadors, des Gitans, qui tous l'appellaient familièrement "Doña Rosario". Je ne pense pas qu'elle était une aficionada du Général Francisco Franco. Elle avait cinq bonnes, espagnoles bien entendu, toutes habillées pareil, avec une fleur dans les cheveux. Chez elle, je me sentais parfaitement bien, nous parlions dans un petit salon en buvant du Xérès ou du Manzanilla; elle fumait comme un homme.

J'aurais aimé avoir le temps de devenir vraiment ami avec elle. Mais le photographe ne fait que passer, et c'est précisément pour cela, qu'inoffensif, les gens lui font des confidences.

Quand je quittai cette ville accueillante, hispano-mauresque, unique, à mon échelle, la Duchesse, me fit, tel à un toréador, un cadeau: de très jolis boutons de manchettes, dans un écrin de soie bleue, accompagnés d'une carte de visite très affectueuse. Retenus par une chaînette, c'étaient quatre pièces de monnaie anciennes, en or, il me semble, oui, il me semble bien (?!?!).

J'ai horreur des toréadors aux organes de plaisir et de reproduction volontairement apparents dans leurs indécents pantalons de lumière, mais j'adore les Duchesses.

A Grenade, il s'était passé une profonde rencontre, sur les hauteurs de la ville, pleine de couchers de soleil, de guitares lointaines, de bruissements de jets d'eau.

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