René Guetta, jazz et "bal nègre" 40

Le samedi soir donc, j'écoutais à la radio René Guetta - et ses aubes bleues... - présenter l'orchestre de jazz de Willie Lewis. 

L'indicatif, "Just a mood", était joué au piano par le remarquable Hermann Chittison - n'est-ce pas Eddie Barclay ? - Willie Lewis jouait au "Florence", une boîte de nuit devant laquelle je passais chaque matin du temps du Lycée Condorcet. 



Et je dansais seul dans ma chambre..." J'imitais mon Père et les Nègres des "Broadway Melodies", et Fred Astaire, dont j'achetais tous les 78 tours Brunswick chez un libraire-disquaire de la rue Malebranche, au Luxembourg. Je les ai toujours; ils ont encore, dans leurs sillons fatigués un peu du sable de la plage de la Baie, à Bandol, où ils furent si souvent joués pendant des surprises-parties sans surprises, durant l'été 1942, à la lueur de la lune reflétée par la mer. Je dansais alors avec des jeunes filles de quinze ans, adorables, émues et pieds nus, qui tendaient gentiment leurs lèvres entrouvertes au goût de fraises des bois.

C'était l'âge et l'heure de slows: "Avalon", "Night and Day", et en boucle et surtout et encore: "Sweet Lorraine...Lorraine...Lorraine" chanté par Connie Boswell.

La première fois où j'ai dansé vraiment en public, ce fut justement avec une belle Africaine, au "bal Nègre" de la rue Blomet, à la stupéfaction des charmants Blancs encanaillés qui m'avaient emmené en Hispano, et me regardaient, du haut de la mezzanine circulaire avec leur jeune fille blonde un peu affolée, ma seule et chère amie de tendre enfance des serres coquines du château. Tout cela se passait sur une musique de rêve, swing-biguine, dans une atmosphère lourde, humide, sentant le pois cassé. 

Elle dansait bien, cette grande négouesse, en rigolant, et mieux que moi, en fait c'était elle qui conduisait, délicatement, cet unique jeune blanc, puceau aussi de la danse. J'ai retrouvé avec bonheur cette chaleur, ces odeurs, mais encore plus fortes, quand la transpiration indigène s'ajoute à la transpiration de la brousse en décomposition, à la saison des pluies. 
Ainsi, à Cayenne, au "Petit Balcon", pendant le bal Touloulou, ahurissant de rythme et de chorégraphie parfaite, spontanée, obscène et sans malice. Ainsi au "Select Tango" à Fort de France, aux musiques irrésistibles.

Dans les soirées avec ou chez les Noirs américains, en Caroline du Sud, avec cette tant regrettée et chère Muriel Reed, il faisait aussi chaud. Ces Blacks chic et francophiles dansaient aussi bien, avec leurs beaux costumes du Nouvel An, et cachaient leurs bouteilles de Jack Daniels dans des "brown bags" habillés de robes de poupées; mais l'odeur ambiante, "sui generis", n'était plus que déodorant et after-shave.

Ils oubliaient volontiers leurs ancêtres les Gaulois d'Afrique, et nos Nègres français, à leurs yeux américains, étaient plutôt considérés comme des sauvages. Cette surprenante attitude était celle des années soixante, quand la ségrégation kukluxkanesque fleurissait encore, qu'il y avait encore des bancs et des chiottes interdits aux Blacks en Alabama, et que les colonies étaient encore françaises et paisibles.

Sommaire