Mémoires Charbonnier: anecdote Bleu Bergère 28

Un jour, nous y voilà, Papa m'emmène chez un ami, Louis Durey, un compositeur du Groupe de Six (Durey, Honegger, Milhaud, Poulenc Auric et Germaine Tailleferre). Il habitait en haut de Saint-Tropez, une vieille maison avec terrasse ombragée, comme la nôtre. J'avais deux ans. Je trottinais. J'inventais des "formules", par exemple la couleur "Bleu Bergère"; cela venait de la chanson "Il pleut, il pleut, bergère, rentre tes blancs moutons..." oeuvre du poète conventionnel Philippe Fabre d'Eglantine (1750 - 1794, sur l'échafaud avec Danton); il inventa les appellations nouvelles de son calendrier révolutionnaire: vendémiaire, pluviose, messidor, fructidor, etc., si jolis noms que l'on pourrait eux aussi les mettre en musique.

La fenêtre de la cuisine, grande ouverte, donnait sur la terrasse, et, posé sur le rebord de ladite fenêtre, un pot à lait émaillé blanc. Le chien de Durey, un chien énorme à mes yeux, était dans la cuisine. Et je me suis dit - à 2 ans - : le gros chien curieux voyant qu'il y a des visites, va venir voir, il va sauter par la fenêtre, et il va renverser le pot à lait et...on va rire !

En effet, le bon chien tout content de voir du monde a sauté par la fenêtre ouverte, comme prévu par petit Pilou, et naturellement a bousculé le pot à lait qui est tombé et le lait s'est répandu sur la terrasse. Et tout fier de ma sagacité, j'ai bien ri.

De retour à la maison, Papa m'a dit: "Raconte à ta Maman ce qu'il a fait, le chien de Durey."  - "Oui, y avait un pot à lait sur la fenêtre, le gros chien il a sauté pour jouer et il a renversé le pot à lait et tout le lait...par terre ! Hi ! Hi ! Hi !"

Le lendemain, Papa me demande: "Dis-moi, le chien de Durey, qu'est-ce qu'il a fait, hier ?" - "Et ben il a sauté par la fenêtre et il a fait tomber le pot à lait, c'était rigolo!" Une semaine plus tard, Papa: "Le chien de Durey, tu te souviens?" "Oui, oui, oui, il a sauté par la fenêtre et le pot à lait il l'a fait tomber et on a ri, y avait du lait partout, hi, hi !"

Un mois après...Six mois après. Un an, deux ans, dix ans...Papa installait, gravait POUR TOUJOURS, dans la mémoire de son Petit Pilou, son premier souvenir.

Aujourd'hui la neige parfaitement blanche recouvre tout le village d'Argentière silencieux. Aujourd'hui Gustave et Noémie, nos  deux bons chiens fous courent à marée basse sur le sable des Petites Dalles désertes, et vieux Petit Pilou, soixante-dix ans plus tard est, dans son coeur, avec une incroyable précision, sur la terrasse de Durey, et il se dit que ce chien va faire la bête et va sauter et va faire tomber le pot à lait PLOUF! sur la terrasse, et qu'il y en aura partout. Ah, ce chien, ça y est, il a sauté et il y a du lait partout sur la terrasse. Durey, Papa et moi on a bien ri, surtout moi !

Je ne me souviens pas du nom du chien, ni de sa race; ça devrait être la race "chien". C'était un très te bon gros chien.Voilà. Merci mon vieux Papa, qui aimait tant Joke, son fox-terrier épuisant et comique, et Black si confiant. Pauvre Black se précipitant en plein hiver, assoiffé, vers la mer, le long de la route alors déserte entre Sète et Palavas-Les-Flots et si déçu, éternuant, crachant cette vilaine eau salée inconnue. Et encore une grosse larme. 
Est-ce vraiment un titre de gloire époustouflant, au-delà de l'anecdote négligemment lâchée, que d'être né-gatif de Saint Tropez, Var ? N'est-il pas ridicule de brandir ce fait occasionnel comme un passeport diplomatique en or, mais en oubliant l'accent et l'aïoli à la Porte D'Italie ?

Y ayant passé les toutes premières années de ma très jeune vie, je trouve autrement plus rigolo, pittoresque et inusité, d'imaginer être né au Pôle Sud, à bord du "Pourquoi pas" du Commandant Jean-Baptiste Charcot, par - 40 degrés, ou au Vatican, intra muros, ou dans une yourte en feutre, à Oulan Bator.

Je signale, à ce propos que le drapeau de la Mongolie plus ou moins Extérieure, marqué des signes pacifiques et complémentaires, entrelaçés du ying et du yang, ne figure que depuis peu sur les dictionnaires, alors que celui de son voisin alphabétique, Monaco, comme ceux de Saint-Marin et d'Andorre, y sont depuis toujours. (Prière de ne pas confondre le désert de Gobi avec la Mer de sable d'Ermenonville).

J'aurais pu, moi aussi, tel le Pépé paternel, naître d'entre les robustes cuisses d'une cantinière du P.L.M. en devenir. Pourquoi attribua-t-on à cet homme un patronyme auvergnat (Charbonnier devient Charbougnat, bois, charbons, margotins et petit zinc), au bord de la Riviera? A cause des trains à vapeur?

C'est à Saint Tropez que je le vis pour la dernière fois et lorsque je pense à ce grand'Père-là, l'image qui pop-out aussitôt, et la seule, est celle de ce petit homme espiègle et rigolard, aux moustaches cycliste, courant après son canotier, emporté par le mistral et roulant à vive allure comme une roue de vélo, sur le port en direction de l'eau ! Non je ne me parerai pas des plumes du tricorne de Bailli de Suffren, d'autant qu'il n'a pas de plumes et que je suis né dans la Plaine Monceau, morne plaine.

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