Photo-journalisme, syndrome de Marrakech 66

NOVEMBRE 1996. UN AUTRE CAMBRIOLAGE, AU GOUT RITUEL

Jeudi 21 Novembre 1996, 16 heures 30. Je sors de chez moi. Arrivé à Saint Paul, l'horreur ! Je n'ai pas d'appareil. J'ai laissé le M6 sur mon bureau; cela ne m'arrive jamais. Je ne fais pas un mètre, fut-ce pour descendre chercher le courrier , sans avoir avec moi un appareil de photo; on ne sait jamais. Le syndrome du "Bazar de la Charité". Explication.

Ou plutôt le syndrome de Marrakech. Novembre 1950: je fais pour "Réalités" un reportage sur cette ville extraordinaire. (Pour tous détails alléchants, Koutoubia, Tombeaux Saadiens, et surtout "Mamounia", le plus bel hôtel du monde, se procurer le "Réalités" de juin 1951, mon album de Royal Air Maroc, et une tonne de dépliants).

Nous sommes encore au temps du Protectorat, et je travaille du matin au soir, flanqué d'un "mokhazni", soldat marocain sous les ordres des officiers français des Affaires Indigènes.

Je préférerais me passer de ce supplétif collabo d'une insupportable et suffisante brutalité envers ses frères marocains. Il se plaît à dégager devant moi le chemin encombré d'un ou deux inoffensifs mouflets, à coups de ceinturon. Je déteste ça, ce colonialisme de l'autochtone, un comble ! Je ne veux pas être pris pour un sale roumi féodal. Seul, au milieu d'un populo hospitalier, je me débrouille toujours sans problème, en rigolant, en parlant, en douceur tout simplement, même au plus profond des souks. Je suis quand même chez "eux", intrus, saugrenu, avec ces appareils visibles mais agressifs autour du cou. Le touriste innocent ignore que la reproduction du visage humain n'est pas acceptée par le Coran, règle stricte...mais sans cesse tacitement contournée.

1950, c'est avant l'incendie; les rues et ruelles des souks multicolores et parfumés d'encens et d'épices sont encore couvertes de longs bambous fendus, inégaux qui laissent passer une douce lumière frisée, ou protègent du soleil. La plupart des hommes portent la djellaba, toutes les femmes aussi, toutes voilées; seule présence visible de leur corps, leurs yeux agrandis par le khôl d'où jaillissent des regards tentateurs d'une féminité violente et séductrice. Ces djellabas, quasi obligatoires, offrent aussi, aux femmes et aux hommes, un anonymat souvent complice...

Je n'avais que 29 ans, énormément de bonne volonté angoissée, et pas mal d'inexpérience, mais je ne devais pas être tout à fait photographe, puisque, ma "journée" terminée, je laissais mes appareils à l'hôtel et allais me balader. Ainsi, ce soir-là, sur la Place Djema El Fna, je vis passer devant moi une femme voilée avec une machine à coudre posée sur la tête. Quelle vision étonnante et drôle: PHOTO MANQUEE, je n'ai pas d'appareil, "le con!", j'en suis malade. Trois ans plus tard, je découvre une photo semblable dans un magazine américain. J'en suis re-malade. Depuis lors, je ne fais plus jamais un pas sans appareil.

C'est ça le marrakchi syndrome.

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